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Colloque des Enfants Cachés - Extraits de l'allocution de Moussa Abadi

21 mai 1995

Les Enfants et Amis Abadi · Discours au Sénat

Il y a quelques semaines, sur l'initiative de l'Université de Yale, à la demande d'un de nos enfants cachés qui s'appelle Julien Engel qui vit à Washington, Annette Wievorka que vous venez d'entendre et qui a été mandatée par cette fondation, nous a demandé, pour les archives de cette fondation de feuilleter l'album des images de notre vie morte. C'était la première fois, depuis cinquante ans, qu'Odette et moi nous consentions à nous livrer, à nous trahir. Et Annette, je dois le dire, y a été de ses "comment ?", de ses "pourquoi ?" avec beaucoup de tact, beaucoup de sensibilité, et j'ajoute beaucoup de talent. J'en parle en connaisseur, j'ai passé vingt cinq ans de ma vie à mettre à la question les gens de théâtre. Mais cet entretien en vidéo en registré dans un studio de fortune, il faut bien le dire, au bout de sept heures, sept heures d'entretien, nous sommes rentrés, Odette et moi, chez nous, à la fois soulagés et mal à l'aise. Soulagés d'avoir exaucé le vœu de Julien Engel ; et d'avoir connu d'un peu plus près une historienne de la qualité d'Annette Wievorka. Mais mal à l'aise, parce que, sans nous être donné le mot, nous n'avions pas tout dit. Nous n'avions même pas dit l'essentiel. Tous les anciens déportés vous le diraient. Tous ceux qui ont participé à ce que Malraux appelait "la guerre de l'ombre" ne disent jamais tout. Ils gardent au fond d'eux-mêmes un petit jardin secret qu'ils ne veulent pas livrer aux autres. Alors, nous, nous n'avions pas tout dit. Et nous n'avons pas l'intention de tout dire. Mais, en rentrant chez nous, nous étions, au sens médical du terme, malades. Nous avons mis une bonne semaine à nous en remettre.

Alors, vous comprendrez qu'aujourd'hui, je n'aie pas envie de refaire le trajet que j'ai fait avec Annette Wievorka. Je vais essayer de répondre à deux questions : la première qu'on nous pose depuis cinquante ans, et la deuxième qu'on nous pose depuis quelques mois. Et chemin faisant, j'essaierai de survoler les moments les plus marquants et parfois les plus tragiques de notre étonnante aventure.

La première question qu'on nous pose, et Dieu sait si on nous la pose, est celle-ci - je caricature un peu, je résume - : "Comment, pourquoi avez-vous fait çà ? Qu'est-ce qui vous a pris d'entrer dans la mêlée ? Comment, par quels détours êtes-vous venus à la clandestinité ?
Et chaque fois qu'on me pose cette question, et Dieu sait si on nous l'a posée depuis une cinquantaine d'années, me reviennent en mémoire une soirée et une rencontre.

Parce que nous étions là où il fallait, au moment où il le fallait.

Eh bien, quand on me pose cette question, j'ai envie de répondre : "Odette et moi, nous avions besoin de "passer par les nuages." Et aussi, parce que nous étions là où il fallait, au moment où il le fallait.

Mais, il faut dire aussi, que nous avions eu - moi en tout cas - deux chocs terribles, que j'appellerais des chocs fondateurs. Bien avant l'occupation italienne - donc nous étions sous l'occupation de Vichy - par un matin radieux, sous un ciel de carte postale pour voyage de noces, je vis un attroupement sur le côté mer de la Côte d'Azur, sur la Promenade des Anglais, je me suis approché, et ce que je vis est resté gravé dans mon cœur, et je l'emporterais jusqu'à mon dernier souffle, une femme étendue par terre, couverte de sang - le poète aurait dit : "couchée sur le sol à la face de Dieu" - Devant elle, un milicien botté, qui lui fracassait lentement, méthodiquement le crâne, devant une vingtaine de témoins, épouvantés ; et à côté, une femme un peu plus jeune - je saurais beaucoup plus tard qu'elle était la sœur - elle tenait par la main un enfant de six ans qui hurlait : "Maman, maman, maman !". J'ai fui, et je me suis mis à crier dans les rues. Les gens se retournaient sur mon passage, je m'en prenais à qui ? A Dieu ! Je lui disais : "Pourquoi l'as-tu abandonnée , pourquoi es-tu absent quand il y a des crimes comme ça ?" C'était un choc effroyable.

Quand les Allemands viendront ici, vos enfants souffriront beaucoup !

Quelques mois après, les Italiens étaient à Nice. Ca sentait la débâcle chez eux. Une amie me dit : "Il y a un aumônier des troupes Italiennes qui reviennent de Russie qui a besoin de parler à quelqu'un. Est-ce que vous consentiriez à le rencontrer ?" J'ai dit oui. J'ai été le voir dans une chambre d'un hôtel réquisitionné, sur les hauteurs de Cimiez. J'ai été reçu par un prêtre très grand, très beau, très brun, avec une très belle barbe. Il portait une soutane blanc cassé. Il m'invita à m'asseoir et dit : "Monsieur, ce que je vais vous dire, vous n'allez pas le croire. Mais je tiens à le dire, parce que je vais revenir sur le front de Russie, je vais sans doute mourir, et je voudrais que quelqu'un sache. Et il me raconta ce qu'il avait vu sur le front de Russie, ce que les Waffen SS faisait de nos enfants. Eh bien, je vous le dirai pas, parce que c'est indicible ! Quand il eut fini, je lui dit : "Mon père, vous aviez raison, je ne vous crois pas, la barbarie a des limites !" Il m'a dit : Bon !" Il déboutonna lentement sa soutane, sortit un crucifix en bois, le mit entre ses mains et dit : "Moi, Julio Penitanti, prêtre, je jure sur ce crucifix que je ne vous ai dit que la vérité ! Maintenant, libre à vous de ne pas me croire !" Il ajouta avant de me quitter : "Quand les Allemands viendront ici, vos enfants souffriront beaucoup ! Je vous aurais prévenu !" Et je crois, qu'à ce moment-là, il pleurait.

Alors, les signes étaient là. Et si les Allemands venaient ? Et si les Allemands occupaient la zone Sud ? Qu'allaient devenir les enfants ? Il faut dire que Nice était bourrée de Juifs. On les avait fait venir de Savoie, de Haute-Savoie, avec les meilleures intentions du monde, pour les faire passer en Italie. Les Allemands allaient être beaucoup plus rapides. Nous nous sommes demandés, Odette et moi : "Qu'est-ce qu'on peut faire ? Qu'est-ce qu'il faut faire ? Et quand ils seront là, qui sauver ? Et comment sauver ?" A la première question, la réponse était très facile : il nous fallait sauver les plus humbles, les plus vulnérables, ceux qui seraient le plus en danger, c'est à dire les enfants. C'est à la deuxième question que nous n'arrivions pas à répondre. Comment sauver ? C'est alors que j'ai eu l'idée de demander à un père jésuite d'obtenir pour moi une audience avec Monseigneur Rémond, évêque de Nice. Ce père jésuite me connaissait, il savait que j'étais l'élève de Gustave Cohen, que je travaillais sur les Contes et Fabliaux du Moyen-age. Il est allé voir Monseigneur Rémond, et il m'a fait savoir qu'il me recevrait le lendemain. Mais il ne lui avait pas dit pourquoi je voulais le voir.

Je viens vous demander d'essayer de vivre vos Evangiles ...

Je suis entré dans le bureau de Monseigneur Rémond. Je ne veux pas vous raconter toute l'audience, elle a duré vingt minutes et je lui ai dit : "Monseigneur, je suis un Juif. Je viens de loin. Je suis originaire d'un des ghettos les plus vieux du monde. Je viens vous demander de prendre des risques ; d'essayer de vivre vos Evangiles comme je vais essayer de vivre ma Bible. Vous pouvez me jeter dehors, vous pouvez me chasser. Mais sachez que sans vous, je ne pourrais pas sauver les enfants." Monseigneur Rémond était derrière son bureau. Il avait sur sa table, je le verrais toujours, une demi-douzaine de lunettes, qu'il cassait quand il était nerveux, ou qu'il était ému. Il joua avec une paire de lunettes. "Je vais essayer de réfléchir." Mais, arrivé devant la porte il me dit : "Je crois bien que vous m'avez convaincu !" Et il ajouta : "Je crois bien que m'avez converti !"

Il fallait leur voler leur identité. Nous étions des voleurs d'identité.

Alors, j'ai eu mon bureau à l'évêché. Mon bureau, avec mes faux tampons. J'étais devenu un grand faussaire avec l'aide de Monseigneur Rémond qui me prêtait la main, de temps en temps. Et, une fois que nous avons eu l'accord de Monseigneur Rémond, nous avons demandé à l'évêché de nous donner la liste de tous les couvents, de toutes les institutions religieuses, de toutes les familles susceptibles d'accueillir un enfant juif. Je rappelle que étions encore sous l'occupation italienne. Nous voulions faire un plan de campagne. Tout avait été préparé, pour accueillir, en cas de catastrophe entre 150 et 200 enfants. Et un jour, les Allemands ont envahi Nice. Ceux qui n'ont pas vécu le jour de l'arrivée des Allemands à Nice ne pourront pas imaginer ce qu' a été cette chasse à l'homme. On ramassait les Juifs - pardonnez-moi d'employer cette expression - à la pelle. Partout. Dans les hôtels, sur les trottoirs, dans les rues. Et nous étions là, deux, avec Odette, à ramasser des enfants qui venaient d'un peu partout. Les concierges nous les envoyaient. Leurs parents venaient avec eux. Ils les déposaient, ils s'en allaient. On commençait à les placer, un peu partout, dans les institutions religieuses, dans les couvents, dans les familles. Mais, on pouvait faire ça avec des adolescents, de 12 ans, de 13 ans, en leur disant : "Tu ne t'appelles plus Epelbaum, tu ne t'appelles plus Jeannette Zvita. Tu t'appelles Rocher, tu t'appelles Durand," c'était facile. Mais, les enfants de six ou sept ans, on ne pouvait pas les lâcher comme ça dans une école, dans une famille. Il fallait leur voler leur identité. Nous étions des voleurs d'identité. Nous essayions de les dépersonnaliser, dans une villa mise à notre disposition par le couvent des Clarisses. Et cette opération atroce, odieuse, affreuse, durait des heures. "Tu ne t'appelles plus Epelbaum, tu t'appelles Rocher ! Répète ! Comment tu t'appelles, Rocher !" Et ça durait ! On recommençait. Il y avait deux religieuses du couvent qui faisaient le guet, sœur Emmanuelle et sœur Andréa. Sœur Andréa - je le savais - était très malade. Sœur Emmanuelle m'avait dit qu'elle n'en avait plus que pour quelques mois à vivre. Et, un jour qu'il faisait très froid, je suis descendu et j'ai dit à Sœur Andréa : " Ma sœur, il faut rentrer au couvent, vous allez attraper mal." Elle m'a dit : "Monsieur Marcel - c'était mon nom de guerre, mon réseau s'appelait Réseau Marcel - Monsieur Marcel, accordez-moi la joie, le bonheur, la grâce, avant de mourir, de vous aider et d'aider ces enfants !" Et, deux ou trois mois après, j'ai vu un prêtre arriver à l'évêché, il m'a dit : "Je viens vous transmettre un message de sœur Andréa qui nous a quittés, je l'ai assistée dans ses derniers moments Elle m'a dit.: "Dites à Monsieur Marcel que je prierai pour lui et pour ses enfants !"

Et quand les enfants étaient dépersonnalisés, quand on les avait bien dépouillés de leur identité, on les confiait à des familles. Je me souviens, et Odette surtout se souvient d'une femme, Mme Belliol, qui a dit à Odette : "Donnez-moi le plus déshérité, le plus laid, le plus moche, le plus malade !" Odette est arrivée chez elle avec un gosse de quelques mois. Il s'appelait Bernard Lazarovitch. Ou es-tu, Bernard Lazarovitch ? On l'a donné à cette femme, qui était pauvre, et qui acceptait de prendre le plus déshérité de nos enfants. Un autre de nos enfants que j'avais donné à un couple de cheminots, dans la banlieue de Nice, à Saint- Laurent du Var. Je passe un jour après pour voir si tout se passait bien, et la femme me dit : "Monsieur, je n'en peux plus. Depuis que vous me l'avez confié, cet enfant ne dit qu'une seule phrase : "Où elle est maman, où elle est maman, où elle est maman ?" Et elle me pousse dans une pièce qui tenait à la fois de salle à manger , de cuisine, de séjour. L'enfant était dans un fauteuil, recroquevillé. Je m'approche de lui, je lui caresse les joues, je lui dis : "Comment vas-tu mon petit ?" Il me dit : "Où elle est maman, où elle est maman, où elle est maman ?" C'était ça, notre pain quotidien.

Monseigneur, c'est de la folie, ce que vous faîtes ! Votre écriture est connue dans tout le diocèse, vous allez être arrêté, torturé, peut-être fusillé ! Il m'a dit : "Eh bien, vous monteriez au ciel avec moi, vous ne seriez pas en si mauvaise compagnie !"

Mais, une fois les enfants placés, le travail ne faisait que commencer. Et c'est alors qu'intervenait Odette. Ca me gênerait dire que, vraiment, ce qu'elle a fait, personne n'aurait pu le faire. Il fallait courir, d'un coin à un autre, avec des vêtements. Ces enfants avaient besoin de quoi ? D'un peu de tendresse, d'un peu d'amitié, d'un peu d'amour. Elle allait leur porter la tendresse, l'amitié, l'amour, parfois une barre de chocolat, parfois quelques vêtements, parfois des courriers. Et on y allait. A un moment donné, Garrel, mon compagnon de galère, qui lui, faisait le même travail dans d'autres départements, m'a dit : "Je crois que vous n'y arriverez pas, je vais vous envoyer une assistante." Il nous a envoyé une assistante, elle s'appelait Huguette Wahl. Je l'ai baptisée Odile Varlet. Elle a tenu 3 semaines. Au bout de 3 semaines, elle fut arrêtée. Elle portait des vêtements dans une institution. Arrêtée, atrocement torturée, déportée et gazée. Et nous sommes de nouveau restés seuls, Odette et moi. Odette courait, mais vraiment partout. Elle allait de Cannes à Grasse, à Nice, sous la pluie, sous la neige. Et moi, j'étais là, à l'évêché, avec mes faux tampons, avec mes faux papiers. Je fabriquais, les familles voulaient bien s'occuper de ces enfants Mais ils n'avaient pas de quoi les nourrir. Il fallait fabriquer des cartes d'alimentation - ceux qui ont mon âge savent bien que, pendant la guerre, on ne mangeait pas quand on n'avait pas une carte d'alimentation. Je fabriquais, j'étais devenu un faussaire hors pair. Et certains jours, Monseigneur Rémond descendait dans mon bureau et me disait : "Allez, je vais vous donner un coup de main !" Il écrivait des cartes d'alimentation ! Je lui ai dit un jour : "Monseigneur, c'est de la folie, ce que vous faîtes ! Votre écriture est connue dans tout le diocèse, vous allez être arrêté, torturé, peut-être fusillé !" Il m'a dit : "Eh bien, vous monteriez au ciel avec moi, vous ne seriez pas en si mauvaise compagnie !" Et il continuait de faire les faux papiers. Et les jours passaient, avec leurs surprises, leurs drames. Chaque jour, chaque jour, c'était la peur ! On a dit que c'était le temps du courage. Non. C'était le temps de la peur. Pas pour nous, pas pour Odette. Nous savions que nous n'avions pas une chance sur un million de nous en tirer. Mais les enfants ? Il aurait suffi qu'un maillon de la chaîne sautât pour que tout le reste s'écroulât. Et on continuait tous les matins en se disant : "Est-ce qu'on sera là le soir. Qui va s'occuper des enfants ? Nous faisions des fiches signalétiques, avec leurs photos, leurs noms, leur faux noms, le nom de famille, le nom des amis de la famille, la dernière adresse connue. Pour le cas où - on ne savait jamais - Claudel a donné un sous-titre à un de ses chefs d’œuvre : "Le pire n'est pas toujours sur." Eh bien, en ce temps-là, le pire était presque toujours sûr.

... j'ai appris qu'Odette avait été déportée, envoyée à Drancy.

Et il nous tomba dessus, un matin d'avril. J'étais allé à Paris, contacter le Directeur du JOINT, deux jours de voyage, et deux jours retour. J'arrive, et je saute sur mon vélo, et je court rejoindre Odette dans l'appartement où elle habitait et qui nous tenait lieu de boite à lettres. J'arrive. A quelques mètres, la concierge était là, elle me fait un signe de la tête. Et j'ai compris. Et j'ai pédalé. Pendant 3 heures. J'étais devenu fou. Je suis revenu la nuit. Elle m'a ouvert. Elle m'a dit : "Ils viennent de partir. Ils ont arrêté Mme Delattre - Odette s'appelait Sylvie Delattre - Ils ont arrêté Mme Delattre ce matin. Ils ont tendu une souricière. Si vous étiez venu une demi-heure plus tôt, vous les auriez trouvé ici. Et je ne savais plus quoi faire. Odette était interrogée à l'Excelsior, puis à l'Ermitage. Nous le savions, nous avions des renseignements. Et puis au bout de huit jours, j'ai appris qu'Odette avait été déportée, envoyée à Drancy. Je suis monté à l'évêché, j'ai dit à Monseigneur Rémond : "Sylvie a pris le chemin de Drancy ; je n'ai aucune honte à le dire, lui et moi avons poussé un soupir de soulagement, soulagement pour elle, et soulagement pour nous. Pour elle, en pensant qu'elle ne serait plus interrogée - tout le monde sait que c'est qu'un interrogatoire de la Gestapo. Soulagement pour nous, parce nous étions tranquilles, nous savions qu'elle ne parlerait pas. Mais qui aurait pu jurer qu'elle tiendrait sous la torture ?

Il faut que j'ajoute une chose. Cinquante ans après, un de nos enfants cachés est allé au Centre de Documentation Juive Contemporaine, et il a dit : "Je voudrais voir le dossier du réseau Abadi." Ils lui ont dit : "Nous n'avons rien." Ce garçon s'est fâché. Il a dit : "Alors quoi, 527 enfants sauvés, et vous n'avez rien ? " On lui a répondu : "C'est parce qu'ils ne nous ont rien donné". Il y avait une jeune archiviste qui est allée farfouiller dans les archives et qui est revenue avec deux feuillets. Ces deux feuillets, Betty a eu la gentillesse de nous les faire traduire de l'allemand. Le premier était une dépêche de la Gestapo de Nice à la Gestapo de Drancy, et était libellé ainsi : "Reprenez interrogatoire juive Rosenstock - le nom de jeune fille d'Odette - Deuxième feuillet, réponse de la Gestapo de Drancy à la Gestapo de Nice : "Trop tard, impossible reprendre interrogatoire juive Rosenstock, elle est déjà à l'Est."

Et les enfants, qui va s'occuper des enfants ?

Je passe sur ma folie, vraiment un coup de folie. J'ai voulu la faire évader de Drancy. Mais en rentrant, la secrétaire de l'évêque m'a dit : "Monseigneur Rémond veut te voir de toute urgence." Je monte dans son bureau, il avait l'air gêné, il ne me regardait pas en face. Il m'a dit : "L'étau se resserre autour de nous. Sylvie est arrêtée. Vous êtes recherché, votre tête est mise à prix. Alors, écoutez, je vous ai trouvé une cachette, dans l'arrière pays Niçois, pas pour longtemps, deux semaines, trois semaines. Et puis après vous reviendrez. Pour la première fois que je connaissais ce prélat, pour la première fois je me suis mis à hurler. "Monseigneur, lui dis-je, l'ancien aumônier de la guerre 14-18 que vous êtes peut demander à un homme comme moi de déserter, car c'est ça que vous me demandez ! Et les enfants, qui va s'occuper des enfants ? Y avez-vous pensé ?" Il s'est levé, difficilement, m'a pris le bras, m'a accompagné jusqu'à la porte, et il m'a dit : "Il ne nous reste plus qu'à prier pour vous." Et ce disant, il posa sa main sur ma tête, exactement le même geste qu'avait fait mon grand père, lorsqu'à 19 ans j'avais posé mon index sur la mezouza avant de quitter pour toujours mon ghetto et ma famille. C'était le moment où mon grand père disait la bénédiction du départ.

Et je me suis retrouvé dans la rue. Je ne savais où aller coucher. Avec les enfants, toujours l'obsession des enfants. La directrice d'une institution de jeunes filles m' a dit : "Je ne peux pas vous prendre, mais je peux vous faire coucher dans une classe, si vous voulez. Je vous étendrais quelque chose, un tapis par terre, mais je vous demanderais de ne pas vous déshabiller, parce qu'il faut fuir très vite." J'ai accepté. Je couchais dans une classe, tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre. Mais il fallait quitter l'école impérativement à six heures et demi, c'est l'heure où les femmes de ménage venaient faire le ménage. Je sortais. Je me promenais dans les rues de Nice. Puis on m'a dit que c'était dangereux, quelqu'un qui est recherché, dont le signalement était connu - on m'appelait "l'homme à la gabardine" . Alors je suis monté encore à l'évêché, j'ai vu le secrétaire particulier, l'abbé Rostang, qui est aujourd'hui le chanoine Rostang, paralysé, malheureusement. Il m'a écrit il n' y a pas longtemps. Je lui ai dit : "Monsieur l'abbé, j'ai besoin de la liste de toutes les messes, et des horaires de toutes les messes de Nice, dans les chapelles et dans les églises." Il m'a dit : "C'est drôle, mais pourquoi ça ?" Je lui dis que je voulais aller à la messe entre six heures et demi et neuf heures. Il me dit : "Ah bon" et me donna la liste. Et j'ai commencé. Tous les matins, à six heures et demi j'étais dans une chapelle, puis dans une autre, puis dans une église. Aucun catholique pratiquant, je l'affirme, n'a jamais assisté, en si peu de temps, à autant de messes !

Nous avons continué. Et quand je dis que nous étions seuls, ce n'est pas vrai. Il y avait la chaîne des braves gens qui prenaient des enfants, qui savaient ce qu'ils risquaient, qui savaient à quoi ils s'exposaient ; et qui nous disaient : "D'accord, donnez !" Les institutions, il y avait les descentes de la Gestapo. Dom Bosco avait 13 enfants, il y eu une descente de la Gestapo, et le père qui dirigeait a dit : "Mais je ne n'ai jamais vu un juif chez moi, il savait qu'il mentait, puisque les cartes d'alimentation étaient fausses. Il y avait une femme agent de la Gestapo, la plus ignoble que la Gestapo ait compté - ce n'est pas peu dire - on l'appelait "Alice la Blonde". Elle a dit : "Ce n'est pas la peine, moi je reconnais les juifs au pif ! Faites-moi passer dans les classes." Elle a indiqué douze enfants : "Sors, sors, sors !" Aucun de ces douze enfants n'était juif ! Elle les a embarqués, il a fallu que leurs familles apportent ensuite leurs certificats de baptême, du père, de la mère et du grand père. Mais nous, il fallait aussi débarrasser immédiatement Dom Bosco de ce placement encombrant. Il y en avait comme ça, de temps en temps, un gosse de 6 ans qui se tourne vers son camarade et qui dit : "Tu sais, je ne m'appelle pas Rocher, je m'appelle Blumenfeld, c'est un secret, ne le répète pas !" Et l'école nous appelait, on courait, il fallait déplacer en catastrophe l'enfant. C'était ça, notre pain quotidien. C'était ça, sauver des enfants. Je ne veux pas m'étendre.

Mon mari a été déporté, mes deux filles ont été déportées, mon fils a été déporté, je n'avais plus que lui, et j'avais peur de ne pas le retrouver.

Puis vint le jour radieux de la Libération. Ca, c'était quelque chose ! J'avais fait réquisitionné, avec la Sixième, le Commissariat aux Affaires Juives, et j'avais installé mon bureau là. C'était la ruée ! La ruée des parents, des mamans qui venaient réclamer leurs enfants, le plus vite, ils ne pouvaient pas attendre. On en voyait un peu partout. Des gens de bonne volonté, qui allaient à Grasse, qui allaient à Cannes, qui allaient à Oppio, à la montagne et qui ramenaient les enfants. Et je me souviens de cette maman - il y avait trente personnes debout qui attendaient - et j'apporte un gosse de cinq ans et je le pousse vers sa mère. Elle le prend dans ses bras, elle se met à genoux, elle le sert à l'étouffer. Et puis, elle ne disait plus rien, le silence, devant tout le monde. Puis à un moment donné, elle s'est mise à hurler : "Mon mari a été déporté, mes deux filles ont été déportées, mon fils a été déporté, je n'avais plus que lui, et j'avais peur de ne pas le retrouver." Un long silence. Et puis elle lève les yeux vers le ciel et elle dit : "Merci, mon Dieu, merci mon Dieu !" Elle prend son enfant, elle continue dans les escaliers, comme dans les tragédies antiques, "Merci mon Dieu !" Je n'ai jamais retrouvé cette femme, je n'ai jamais retrouvé cet enfant. Qu'êtes-vous devenus ?"

Et puis un jour, un petit papier froissé, comme ça, que je trouve dans une enveloppe . Odette, vivante, Bergen-Belsen. Elle l'avait confié à quelqu'un, qui l'avait envoyé à une amie. Elle était vivante, c'était l'essentiel. J'ai continué. Elle est rentrée, et nous avons essayé de reprendre le travail. Parce que nous ne voulions pas rendre les enfants sans leur faire passer des examens médicaux. J'ai installé un dispensaire, avec elle. Mais ça, c'était maintenant du domaine de l'OSE.

La suite ne nous appartient pas. Je préfère répondre à la deuxième question qu'on me pose depuis quelques mois. Je vous ai dit que nous nous sommes tus. Depuis cinquante ans, jamais, nous n'en avons parlé à personne, sauf une interview en 1948. Et puis un jour - je venais de publier un ouvrage sur mon ghetto - un journaliste de Radio J m'interviewait et pour l'interview m' a dit : "Je sais que vous avez caché des enfants juifs pendant la guerre." Je crois que je lui ai répondu : "Oui, c'est ça !" Et le hasard, le miracle a voulu qu'il y avait à l'écoute, une femme qui s'appelle Betty Kalusky Saville , qui a entendu, qui a dressé l'oreille, qui nous a écrit. Nous l'avons vue, nous l'avons aimée. Nous avons travaillé pour elle et avec elle, on ne le dira jamais assez, on ne la remerciera jamais assez, ni cette femme, ni l'Association des Enfants Cachés de Paris, ni Rivka, ni l'Association des Enfants Cachés de Jérusalem. Grâce à ces associations, des enfants se retrouvent, des enfants retrouvent ceux qui les ont cachés, des sauveteurs retrouvent ceux qu'ils ont sauvés. Là, vraiment, cela a été, pour nous, une grâce. Elle nous a demandé si elle pouvait publier une liste des enfants que nous avions cachés. Nous n'avions plus toute la liste. Odette a des fiches -150, 200, je ne sais plus - on les lui a données, elle les a publiées, et nous n'y croyions pas beaucoup, et pour dire la vérité, nous n'y croyions pas du tout.

Quel bonheur de retrouver des enfants perdus !

Et contre toute attente, on a reçu des lettres, des coups de téléphone qui venaient d'un peu partout. De Haifa, de Tel Aviv, du Luxembourg, de France. C'était toujours le même scénario. "Allô, je suis Edith Stern, je vous appelle de Haifa." Plus rien. Des sanglots. "Parlez !" "Je ne peux pas" "parlez encore , je suis là !" "Je ne peux pas ! " C'était toujours la même chose. Nous avions retrouvé un enfant que sa mère avait confié à Odette quand il avait trois ans. Il s'appelait - il s'appelle encore - Raphaël Michelson. Je l'ai appelé près de Tel Aviv, je crois. Impossible de lui arracher un mot. Nous lui avons demandé, avec insistance, de venir à Paris. Il travaille dans une entreprise d'informatique. Son entreprise l'avait envoyé en Amérique. En rentrant d'Amérique, il a fait une halte à Paris. Il est entré chez nous. Il a embrassé Odette, il m'a embrassé, il s'est assis à table ; Odette l'a servi. Il avait sa fourchette à la main. Il nous regardait comme un fou. Il ne pouvait pas manger. Mais, quel bonheur ! Quel bonheur de retrouver des enfants perdus ! Je ne parle pas de Jeannette Zvita, la fidèle d'entre les fidèles que nous n'avions jamais perdu de vue, de Françoise Bram, de Françoise Knopf, qui ne ratent jamais une occasion, ni H'anoucca, ni Kippour, ni Pourim, ni Pessah', ni Rosh Hashana, sans nous donner des nouvelles des siens, sans écrire. Je ne parle pas de Julien Engel qui s'est présenté à nous, un jour, en nous disant : "Ca fait 45 ans que je vous cherche, et c'est le hasard d'une rencontre avec un historien de Jérusalem qui m'a mis sur vos traces.

Vous n'avez pas à nous remercier, parce que vous ne nous devez rien !

Je parle de ceux que, grâce aux Enfants Cachés, nous avons retrouvés. Je pense à toi, André, à toi Gaby, à toi Armand, à tous les autres. Ils nous apportent le bonheur, comme une espèce d'estampille, que ce que ce que nous avions fait avait servi à quelque chose. Alors, depuis qu'on a retrouvé ces enfants, la question qui revient le plus souvent est celle-ci : "Comment vous remercier ?" La réponse sera brève. "Vous n'avez pas à nous remercier, parce que vous ne nous devez rien ! C'est nous qui sommes vos débiteurs. Vous nous avez donné une leçon de dignité, de courage. Vous n'avez pas à nous remercier parce que nous appartenons à une génération de toutes les utopies, de toutes les illusions, de toutes les lâchetés. Nous n'avons pas su vous préserver, nous n'avons pas su vous éviter ces malheurs. J'appartiens à une génération qui faisait la queue pendant des heures à la porte de la Mutualité et de Wagram pour avoir l'honneur et le bonheur d'entendre André Malraux, et Aragon, et Vaillant-Couturier, et Marcel Cachin, et Jean Guéhenno et Léon Blum, et le Professeur Langevin. Et qu'est-ce qu'ils nous disaient tous ? "Le fascisme ne passera pas !" Et je rentrais dans ma petite chambre de la Cité Universitaire rasséréné. "Le fascisme ne passera pas !" Il est passé ! Et nous savons ce qu'il nous en a coûté ! Alors, de grâce, ne nous remerciez pas, vous ne nous devez rien ! mais attention. Si vous ne nous devez rien, vous devez beaucoup à d'autres.

Qu'est-ce qu'un Enfant Caché ? C'était un enfant en danger. C'était un enfant qui avait besoin des autres. C'était un enfant qui risquait de mourir. Alors je vous le demande, je vous en prie, regardez autour de vous. Pensez aux enfants du Rwanda, aux enfants de la Somalie, aux enfants des trottoirs de Manille, aux enfants de Tchernobyl, aux enfants de Sarajevo. Ce sont des enfants cachés ! Et vous leur devez quelque chose. Alors, faites quelque chose. Et, si vous n'avez pas les moyens de faire quelque chose pour eux, alors, criez , hurlez, n'acceptez pas que dans ce monde, on tue, à quelques centaines de kilomètres de chez vous.

Annette Wievorka vient de dire que l'histoire nourrit la mémoire, et inversement. Le rôle de l'histoire est énorme ; et un ouvrage comme celui d'Annette Wievorka m'a énormément aidé à comprendre ce qui s'était passé. Il y une phrase, qui me trotte dans la tête, de Paul Valéry, que j'avais lue quand j'avais vingt ans, dans un ouvrage qui s'appelle "Regards sur le monde actuel." Cette phrase dit, textuellement ceci : "L'avenir en lui-même n'a point d'image ; c'est le passé qui lui donne les moyens d'être pensé. Grâce aux historiens qui nous donnent à voir le passé, nous pouvons nous faire une idée de ce que sera l'avenir ; nous pouvons penser à l'avenir." Et, penser à l'avenir, aujourd'hui, c'est une tâche très ardue, très difficile, pas très exaltante.

Parlez à vos enfants, à vos petits enfants. Dites leur qu'il fut un temps où un juif valait 50 francs.

Je vais vous dire, sans vouloir jouer les Cassandre. Tout pourrait recommencer. Ecoutez certains discours, lisez une certaine presse. "Je suis partout, Gringoire, la Gerbe, le Parizer Zeitung" sont revenus. Alors, je vous en prie, soyez des veilleurs, des veilleurs et des éveilleurs. Parlez à vos enfants, à vos petits enfants. Dites leur qu'il fut un temps où un juif valait 50 francs. Car c'était ça ! La Sixième avait mis la main sur un carnet d'une femme, c'était son carnet de comptabilité. Je l'ai vu ce carnet, de mes yeux ! Il était marqué : "Mardi, 4 juifs, 250 francs ; mercredi, 6 juifs, 300 francs!" Il faut dire autour de vous, qu'il fut un temps où un juif ne valait pas cher. Et puis, je vous en prie, ne tendez plus la joue gauche. Pendant deux mille ans, nous avons tendu la joue gauche.

Je voudrais vous demander, pour finir, d'avoir une pensée. C'est ma manière de dire le Kaddish. Une pensée pour les enfants que nous n'avons pas pu sauver, pas su sauver que nous aurions du sauver, si nous avions été plus nombreux. Mais quand je demandais aux notables de la Communauté Juive de Nice de préparer quelque chose, ils me regardaient avec un air de suspicion. Un notable, c'est entendu, c'est fait pour siéger dans les Consistoires de père en fils. Mais pas pour aller sauver des enfants ! Alors, vous comprenez, il faudrait qu'on ait une pensée pour ceux qu'on n'a pas pu sauver. Et en particulier, les enfants Gartner, six et huit ans, qu'on avait confiés à un prêtre, un prêtre belge dans un patelin qui s'appelle Serranon. Le prêtre avait pris ces enfants et il a eu l'imprudence de dire dans son village qu'il avait caché des juifs. Deux jours après, les juifs étaient arrêtés, déportés, je ne peux pas les oublier. Je ne peux oublier leur père qui est revenu d'Auschwitz me demander ses enfants. Je n'ai pas eu le courage de lui dire, mais il a tout de suite compris. Ecoutez bien, où peut se nicher la sainteté. Cet homme, qui vient d'apprendre qu'il ne retrouverait pas ses enfants, m'a remercié, pour ce que j'avais fait pour les autres enfants !

J'ai peur du lendemain. J'ai peur de ce qui va arriver. Pour nous, ça va bientôt sonner. L'équipe de Georges Garel s'en est allée. Beaucoup d'autres qui ont sauvé des enfants s'en sont allés. Bientôt, nous tous, un par un, nous les suivrons. Et vous resterez là, les témoins vivants, vous, vos enfants, vos petits enfants. Parlez, criez, hurlez ! Ne laissez pas la place aux négationnistes. Un matin, en écoutant la radio, j'ai appris qu'Odette n'a pas été déportée, que sa mère n'a pas été gazée, que sa sœur n'a pas été gazée, que mes enfants, je ne les ai pas cachés, qu'il n'y a rien eu, que c'étaient des fantasmes de juifs ! Et ça va continuer de plus belle ! Vous le savez.

Il me reste quoi ? Si je savais prier, je prierais nuit et jour pour que vos enfants et vos petits enfants ne connaissent pas le sort des enfants Gartner. Mais depuis le jour où j'ai assisté à ce massacre de cette juive sur la Promenade des Anglais, je ne suis plus en bon terme avec Dieu. Mais, qu'est-ce qu'une prière ? Ca peut être un cri de révolte, ça peut être un cri d'espérance. Je vais lancer ici un cri d'espérance. Charles Péguy fait dire à Dieu : "Ce qui m'étonne le plus, c'est l'espérance !" Eh bien, c'est parce que vous êtes là, vous, Enfants Cachés, du Réseau Marcel, et des autres réseaux ; parce que j'ai entendu ces dames parler de ce qu'ils avaient fait. Il me reste une petite espérance. Cette petite espérance dont Charles Péguy disait encore qu'elle est invincible, immortelle et impossible à éteindre.

Au revoir les enfants !

Moussa Abadi
Palais du Luxembourg, le 21 mai 1995
Colloque des Enfants Cachés

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