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Théâtre et resistance : Dépersonnalisation & Identité

22 juin 2009

Compte rendu par Robert Pouderou

Coucou, Odette !
Salut, Moussa !

Je ne connais pas le numéro de votre nuage mais je vous envoie cette lettre sur les larges ailes de la Mémoire.

Nous avons été nombreux à répondre « présent » à l'appel de la grande famille « Enfants et Amis Abadi » et de la présidente Andrée Poch-Karsenti. Appel à nous retrouver, le 22 juin chez Lucien Attoun qui nous a ouvert son théâtre. Lucien, comme toi, Moussa, homme de radio, a su animer cette journée avec son talent chaleureux  et son humour.

Nous avions un maitre de cérémonie en la personne d'un écrivain, Pierre-Emmanuel Dauzat; il a parfaitement tenu son rôle de modérateur- mais il n'a pas eu à nous modérer dans les évocations de votre couple qui le fascine; il a particulièrement bien réglé les enchaînements entre les différents intervenants.

La première intervention incombait à Catherine Jourdan, membre de l'association et professeur de philosophie: elle a su évoquer avec brio la vie à Nice pendant l'occupation et nous a donné à imaginer ce que fut la vôtre en ce temps là.

Andrée Poch-Karsenti a pris le relais avec bonheur; elle a su nous entrainer, cher Moussa, dans le sillage de ton voyage dans la culture et le théâtre tout en tissant des liens, tout en construisant des passerelles entre ta passion pour les planches et tes actions de résistance-ce « drôle de jeu » comme disait Roger Vailland.

Et puis vint l'heure des surprises que Lucien a su parfaitement orchestrées: deux interviews- l'une télévisuelle, l'autre téléphonique- d'Ariane Mnouchkine et Patrice Chereau, tous deux  reconnaissant avec gratitude que tu avais porté des regards généreux et pénétrants sur leurs débuts et leur originalité.

Après de tels phares de scène, Jean-Claude(Grumberg), Victor (Haïm) et moi même avons eu du mal à briller avec nos bougies dans l'hommage que nous voulions te rendre. Mais si briller n'était pas notre souci premier, les présents, dans la salle, ont étés émus- d'une émotion délicate, décente-par la description détaillée de nos rapports avec toi et par ce que nous avons rappelé: ton soutien constant et sans modération aux œuvres des auteurs vivants dans « La Comédie du Théâtre » et combien tu as été prodigue des signes d'encouragement à leur endroit. Et puis, avec le sourire, nous avons rapporté quelques anecdotes et Lucien et Victor ont rappelé-ils en riaient encore-deux « brouilles » durables que tu avais eu avec eux. Eh, oui, Moussa, tu fus homme de caractère. Mais, parfois, « qué caractère! » Allons, si tu me lis pardessus mon épaule, surtout ne nous fait pas la tête!

Après le buffet -il y avait du Bordeaux- Helen Solterer- que vous avez connu, chère Odette- nous a rappelé tes incursions dans le théâtre médiéval et elle s'est interrogée sur l'utilisation que tu as pu faire du jeu dramatique dans la résistance. Le brillant exposé de notre amie américaine nous a séduits.

Après un poème de Charlotte Delbo dit avec une belle sensibilité par Natacha Karsenti, Maria Landau, neuro-psychiatre, psychanalyste, a posé la question de la dépersonnalisation des enfants cachés avec, en exergue de son intervention, ce mot de Jouvet, que tu as bien connu, Moussa, et qui disait en 1940: « La première qualité de l'acteur est de se dépersonnaliser ».Maria Landau a souligné les traumatismes de celles et ceux dont il a fallu avec  force « répétitions » changer le nom et l'histoire personnelle.

A part, cela, Emmanuel Dauzat a sollicité les témoignages des « enfants cachés » qui étaient dans la salle et, en ces instants où la voix de leur mémoire s'est  faite  entendre avec beaucoup de pudeur, nous avons tous été touché en profondeur mais avec discrétion.

Plus tard, nous avons souri en écoutant le subtil et malicieux Kiwan Charif quand il a posé cette question incongrue:

Moussa Abadi a-t-il existé?

En posant la question de ton existence, Moussa, il a fait de toi,  pendant quelques instants, un Dieu, alors que nous savions tous que ton éthique de modestie ne t'avait porté qu'à  l'aspiration d'être toujours un homme utile aux autres à hauteur de cœur. Kiwan Charif, ton exégète a tenté de répondre à la question de ton existence sans conclure, mais en nous laissant en la compagnie du conteur exceptionnel que tu étais. En lisant avec entrain et( conviction « La Malédiction »(extrait de la « Reine et le Calligraphe »), Victor Haïm a fort bien rendu hommage à ce talent que tu avais d'ouvrir notre imaginaire aux bienfaits des songes.

Ah ! Moussa, tu en as pris de la place au cours de cette journée, et Odette a toujours été là à nous écouter, en épouse indulgente et admirative, ce qu'elle fut pendant toute votre longue vie de couple.

C'est dans vos pas, Odette, que nous avons marché en fin de journée, sur le chemin de lumière que vous aviez tracé en nous: vous, Odette si forte, si courageuse dans la détresse et le malheur d'un camp où vous avez constamment soutenu et soigné vos compagnes. Et quelle grandeur dans le long silence de quarante ans que vous avez observé avant de publier chez l'Harmattan «  Terre de Détresse »(Moussa m'a confié vous avoir poussé à cette publication...)

Maria Landau a insisté sur le fait que vous avez écrit le plus beau livre sur la déportation-enfin, un des plus beaux.

Permettez moi un souvenir personnel. Je vous ai écrit que « Terre de Détresse » était un livre nécessaire et que si, généralement, l'homme est dans l'Histoire et la femme dans la vie, vous étiez de ces êtres de bonté qui, inlassablement et discrètement à la fois, préservent les traces de la Vie dans les chaos de l'Histoire.

Votre livre dont Pierre-Emmanuel Dauzat a su dire toutes les qualités, il est porteur d'espoir et de fraternité: il ne faudra jamais oublier de le diffuser auprès des jeunes générations.
Oui, Odette, grâce à des femmes à votre image, on peut se convaincre que sur cette terre trop souvent de détresse, la tendresse et l'espoir auront toujours le dernier mot.

Odette, Moussa, vous avez formé un couple rare que tous nous avons aimé regarder vivre et que nous évoquerons toujours avec émotion. Moussa, tu disais au Sénat devant les jeunes: « Vous ne nous devez rien », eh bien, si, nous vous devons l'essentiel: cette façon humble et magnifique de rendre leur dignité aux êtres humains.

Robert Poudérou

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