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Victor KUPERMINC

19 juillet 2021

Victor Kuperminc n'est pas un enfant caché à proprement parler. Il n'en est pas moins un Ami Abadi et il est le trésorier de notre association depuis toujours mais surtout, il partage la vie de Marthe, enfant cachée elle, qui a déjà partagé son histoire dans notre collection "Histoires du Réseau Marcel". L'histoire de Victor durant la période d'occupation est pourtant, elle aussi, exceptionnelle.

Nous avons été enregistrer Victor chez lui et c'est avec une grande emotion qu'il partage son histoire avec nous aujourd'hui.

1925, Abram KUPERMINC, jeune homme de 29 ans, quitte la petite ville de PRZEDBORG, " shtetl" situé à 150 kms au sud de Varsovie, sur la rivière Pilitsa, affluent de la Vistule. Il embrasse son épouse, Rachel, sa fille, Fanny et son fils Benjamin – 5 et 3 ans.

Il traverse l’Europe, destination Paris, en France, où femme et enfants le rejoindront, plus tard, dès qu’il aura trouvé du travail, tailleur pour hommes. Le but est de réunir la somme nécessaire pour le bateau qui les emmènera en Amérique, où son frère aîné est installé depuis plusieurs années, et qui est en train de faire fortune, dit-il.

A Paris, il est accueilli chez Simon LEWKOVICZ, son beau -frère, qui lui met le pied à l’étrier, c’est à dire la machine à coudre. En 1927, il retrouve Rachel sur le pas de la porte, flanquée de sa fille Fanny et de son fils, Benjamin. Rachel, elle aussi, a traversé l’Europe, ne parlant et ne comprenant que le yiddish, ne sachant ni lire ni écrire – seuls les garçons allaient au « heder » - l’école juive. Abram et Rachel s’installent dans le "Pletsl", le quartier ashkénaze de Paris, dans un immeuble tout confort, fenêtres sur cour, le robinet de la cuisine, c’est la salle de bains et les toilettes sont dans la cage d’escalier !

Abram travaille dur, il a maintenant son propre atelier. Rachel lui a donné trois fils, en 1927,1929 et 1933. Maurice, Simon et Victor. Les fils iront à l’atelier, après le "certif". Finie, l’école. Pourquoi faire ? Docteur ? Pourquoi pas rabbin ? Le petit dernier aura plus de chance, il ira au lycée grâce à l’intervention de la fratrie. Et il n’y a plus de place à l’atelier !

25 mai 1940. C’est la date du document officiel à l’en tête de la République Française – Liberté, Egalité, Fraternité – signé par Albert Lebrun, et son garde des Sceaux, Albert Sérol, par lequel il est affirmé que : "Sont naturalisés français :

Trois semaines plus tard, la Wehrmacht défile sur les Champs Elysées. Et, dans le mois qui suit, l’Etat français tord le cou à la République.

Puis vinrent ces quatre années terribles qu’on aurait préféré rayer de nos mémoires.

De juin 1940 à mai 1944, Abram est placé sous "gérance aryenne", avec obligation d’apposer sur la porte de l’appartement familial l’affiche "JUDISHES GESCHAFT".

Extrait des rapports des 6 gérants aryens :

Je me suis rendu à cette affaire, où j’ai rencontré M. Kuperminc Abraham, polonais, naturalisé français le 25 mai 1940. Il s’agit, en l’espèce d’une affaire artisanale de très petite importance. Il est tailleur, artisan façonnier, n’a aucun contact avec la clientèle. Son local se composée de 3 petites pièces qui lui servent de lieu d’habitation. Je me suis rendu compte personnellement qu’il il n’a aucun matériel, aucun ouvrier, aucun stock de marchandises ;

Je propose qu’il soit habilité à continuer son activité artisanale.

Autre rapport :

Ce juif satisfait aux conditions exigées par les A.A (Autorités Allemandes) Il n’a pas de clientèle particulière, travaille seul pour la maison FASHIONABLE, 16 boulevard Montmartre. Il est radié du Registre du Commerce. Sa carte d’acheteur lui a été retirée.

Je demande aux A. A. la reconnaissance du caractère d’ouvrier façonnier du juif KUPERMINC et la relève de l’administrateur provisoire M. MAGNIER.

Et le 15 mai 1944, Les Ateliers St Fiacre, Paris, adressent au CGQG (Commissariat général aux questions juives) un certificat :

Je, soussigné, BRACCHI Joseph, gérant, certifie employer M. Kuperminc Abraham, demeurant 55 rue Au Maire, à Paris, en qualité d’apiéceur à domicile.

En juin 1942, obligation de porter l’étoile jaune, cousue sur la poitrine, à gauche. Abram était allé faire la queue au commissariat de la rue de Bretagne, pour retirer les étoiles (3 par personne) contre remise d’un point de la carte « textile ». 3 étoiles valaient une paire de chaussettes.

Victor la portait à l ‘école primaire de la rue Saint Martin, comme très peu de petits juifs du 3e arrondissement, encore présents à Paris. Même lorsque les instituteurs lui faisait chanter "Maréchal, nous voilà !". On se faisait photographier, une fierté mal venue. On ne pouvait pas savoir. Sa résistance, c’était d’être le premier de la classe, témoin, le prix d’excellence de 1943, un Jules Verne de la "Bibliothèque Verte".

Fanny, l’aînée, était maintenant mariée et demeurait dans le 20e loin du quartier Arts & Métiers.

La seule distraction, c’était de prendre le métro jusqu'à Bagnolet. Sauf dans le dernier wagon, parce qu’il était imposé aux Juifs. Pas question d’arborer l’étoile là-bas. La solution c’était de cacher l’absence d’étoile avec un livre, pour faire croire à sa présence. Les voisins n’étaient pas dupes du fragile stratagème, et regardaient ailleurs.

Rachel, souvent aidée par un des garçons, faisait les courses chez les commerçants du coin, entre 15 et 16 heures, au moment où il n’y avait plus rien (ou presque). Il fallait bien nourrir le mari et les 3 fils. Comment faisait-elle ? Mystère. Le troc, c’était assimilé au marché noir, très dangereux, surtout pour une famille juive. On se débrouillait.

Adèle Katz était la finisseuse de l’atelier. Son mari, que personne n’avait jamais vu, avait été pris dès la première rafle dite du "billet vert". Adèle était une grande et belle jeune femme, seule et sans ressource. Elle était affligée d’un fils, Willy, un grand benêt qui avait l’âge mental d’un gamin de moins de dix ans. Il est venu une ou deux fois à l’atelier, puis on ne l’a plus revu. Maurice, le grand frère, lorgnait un peu Adèle et chuchotait à Simon des commentaires sur ce qu’il avait entrevu ou crû entrevoir. Et les deux frères se débarrassaient de Victor qui aurait bien voulu être mis dans la confidence.

Un matin, Adèle, en retard sur son horaire habituel, pousse la porte, suivie d’un inconnu, grand, svelte, impeccable, mais en uniforme vert de gris.

"Oy" dit Abram,"oy oy oy ! " dit Rachel !

- Voici Ludwig, présente Adèle. Elle ouvre un sac de toile noire, contenant un manteau , couleur vert de gris. "Il voudrait qu’on le mette à sa taille, vous n’avez rien à craindre, il paiera !".
Elle explique : « Ludwig est maître d’hôtel à l’hôtel Margerie, sur les grands boulevards. C’est le restaurant des officiers allemands. Il vient du Luxembourg, il a un restaurant là-bas. Il a été pris de force, il est très gentil, et il parle français.
Le manteau fut mis à la taille. On n’a jamais su si Ludwig avait payé. Mais, de ce jour, le pain fut presque frais, et presque blanc.

Et c’est à cette époque que commencèrent les épopées nocturnes. Dès la nuit tombée, Abram rassemblait son petit monde, son épouse, ses fils, et la tête de la machine à coudre – tout ce qui était précieux. Et on allait dormir au 5e étage, chez les voisins Gelman, dans l’appartement vide depuis quelques semaines. On brisait les scellés, on poussait la porte non verrouillée qu’on refermait soigneusement. Pas un mot, on marchait en savates, on retenait son souffle. Et au petit matin, on rentrait chez nous, au 3e étage.
Il y avait dans l’immeuble, quatre ou cinq familles juives. Seuls, les Kuperminc étaient encore là. Où étaient partis tous ces gens ? Des bruits circulaient. En zone libre, en camp de travail à l’Est, en Amérique ?

Et la vie continuait. Abram et Maurice à l’atelier. L’aîné des fils, Benjamin, était parti, dès le début de l’occupation, en zone libre, en Dordogne, pour résister, au pays du foie gras. Il écrivait, mais rarement. Fanny et Robert, son mari, et la petite Claire, née en 1942, vers le métro Bagnolet. Simon et Victor, à l’école de la rue Saint-Martin. Et Rachel, à la cuisine, bien sûr.
On vivait chichement, on se faisait oublier, ne pas se faire remarquer, faire tout ce qu’on nous disait de faire, ne pas faire tout ce qu’on nous interdisait, bien conscient de cette étrange situation qui pouvait basculer à tout moment.

Abram et Rachel maintenaient un semblant de vie juive. Le Seder de Pâques, on dressait une planche entre deux tréteaux, dans la chambre des garçons, en réalité, un couloir sans fenêtre. Abram lisait – chuchotait, plutôt - l’histoire du sauvetage de nos ancêtres en Egypte, dans son vieux bouquin, taché de vin rouge, emporté de Pologne. Et on sortait les "Matzoth" qui avaient un goût très étrange. Les pains azymes, stockés dans le placard, étaient imprégnés de la naphtaline destinée à protéger le trésor familial, quelques pièces de tissus de Roubaix.
Par beau temps, et aux heures autorisées, on allait se promener là où ce n’était pas interdit. Les quais de la Seine, piétons à cette époque. On retrouvait les quelques rares familles qui survivaient à Paris. Et, un jour, on ne vit plus l’oncle Simon Lewkovitz, pris dans une rafle. L’oncle, français bien avant les Kuperminc, était une personnalité dans ce petit monde juif. On disait qu’il avait des relations et pouvait vous aider si vous aviez des problèmes avec les autorités.

Août 1944. Enfin vint l’heure de la Libération. Les étoiles jaunes vite retirées et envoyées à la poubelle. Les Boches, de plus en plus nerveux. Les FFI de plus en plus nombreux. Une barricade avait surgi au coin de la rue Au Maire et de la rue Turbigo. Les gamins du quartier couraient partout, portant un vieux matelas, des morceaux de n’importe quoi, pourvu que ça empêche les véhicules à croix de Malte de passer. Les grands garçons partaient tôt le matin, et rentraient tard le soir. Il paraît qu’ils allaient rejoindre le cousin Lucien qui était quelque chose dans la résistance. La première chose que fit Victor, pour bien affirmer la liberté retrouvée, c’est de descendre dans la rue pour chausser les patins à roulettes, cachés loin sous le lit pendant longtemps. Lui aussi libéra Paris. Deux ou trois FFI défendaient la barricade. L’un d’eux, armé d’un fusil qui avait connu 14/18, visait le clocher de St Nicolas des Champs où un collabo s’était caché. Victor lui tendait les balles qu’il prenait dans la sacoche en cuir. A chaque balle qui atteignait les sirènes en émettant un joli "Ding", la foule applaudissait.

Un soir, on vit revenir à la maison, Ludwig, en bras de chemise, et en pantalon d’uniforme vert de gris. C’est lui qui rasait les murs, à présent. Il s’enferma dans l’atelier, avec les parents, pendant de longues minutes. On vit ressortir Ludwig vêtu d’un complet gris clair, visiblement trop petit pour sa grande carcasse Les adieux furent vite expédiés, une poignée de mains à Papa et aux grands garçons, un baise mains furtif à Maman. Victor fut soulevé de terre, un gros baiser sur chaque joue. Exit, notre "bon allemand".

Quelques jours après, Victor surprit ses frères en train de fouiller la caisse où on stockait les chutes de doublures. Ils lui ordonnèrent de ne faire aucun bruit. Maurice sortit un paquet couleur vert de gris. C’était l’uniforme qui enveloppait un objet sombre et pesant. Le pistolet d’officier de Ludwig. Un "Luger" diagnostiqua le grand frère qui s’y connaissait – lecteur assidu de "Science et Vie". Chacun voulut prendre l’arme en mains, même le petit frère. Et dans les jours qui suivirent, tout ce trésor disparut. Aucune question ne fut posée à Abram.

Plus d’un an plus tard on reçut une lettre d’Adèle, timbrée de Chicago. Elle racontait qu’elle avait rejoint la famille de son mari. Elle demandait qu’on prenne contact avec Ludwig, au Luxembourg.
Pas pour lui dire de venir la rejoindre. Non, pour lui demander de rester chez lui ; elle avait probablement refait sa vie là-bas.

Et on n’eut plus jamais de nouvelles, ni d’elle, ni de lui.