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Enfants dans la tourmente (1940-1944) par Joseph Sungolowsky

Mon frère cadet Léon et moi-même sommes les fils de feu le Rabbin Aron Gerson Sungolowsky et de feue Madame Esther née Berger. Mon père était rabbin à Charleroi (Belgique). Lorsque l’armée allemande envahit la Belgique en mai 1940, ma famille composée de mes parents, mon grand-père maternel alors âgé de quatre-vingts ans, ma soeur aînée Fina, de mon frère et de moi-même quittâmes la Belgique à destination de la France le 10 mai 1940 afin d’échapper aux bombardements allemands effectués sur Charleroi. Notre train fut bombardé en cours de route à Lop. Le train s’étant arrêté, mon père décida que la famille ne descendrait pas. Il y eut beaucoup de morts parmi ceux qui avaient cherché refuge dans la campagne environnante. Ayant miraculeusement échappés, nous arrivâmes sains et saufs, après des transbordements successifs, à Saint-Pourçain-sur-Sioule, un village dans le département de l’Allier dans la région de Vichy, où nous fûmes recueillis par les services français de secours aux réfugiés. Nous fûmes d’abord hébergés dans un asile de vieillards, ensuite dans une grange. Mon père s’étant mis en contact avec la communauté israélite de Vichy, nous fûmes autorisés par la police française de nous établir à Vichy. Nous fûmes logés à l’hôtel Charmel qui, par coïncidence, se trouvait être aussi le siège de repliement des organisations ORT et OSE. Ce fut notre premier contact avec les membres de ces organisations. Je me souviens encore de noms comme ceux du Dr. Frumkin, du Dr. Aron Syngalowski (un parent éloigné), président de l’organisation mondiale ORT, et de M. et Mme Lourié. A l’époque, Vichy était l’un des endroits de repliement pour les juifs qui fuyaient l’invasion allemande du nord de la France. Ce fut l’occasion pour mon père de faire la connaissance du Rabbin Menachem Mendel Schneerson qui devint plus tard le rabbi de Loubavitch et je me souviens avoir eu l’occasion de le rencontrer moi-même. Le gouvernement français du Maréchal Pétain s’étant établi à Vichy, tous les ressortissants étrangers furent expulsés. Nous nous installâmes à Nice où mon père trouva à remplir des fonctions religieuses dans la communauté israélite achkénaze de Nice située alors Boulevard  Dubouchage.

Les mesures anti-juives prises par le gouvernement de Vichy ne tardèrent pas à se faire sentir. Ma soeur, mon frère et moi fréquentions l’ Ecole Rothschild, une école communale située rue Pastorelli. Le nom juif de l’école fut bientôt remplacé par celui deACarabacel du nom d’un boulevard avoisinant. Nous fûmes obligés de renouveler périodiquement notre permis de séjour auprès de la police française. La synagogue du boulevard  Dubouchage fut attaquée à plusieurs reprises par des voyous faisant partie du Parti Populaire Français (PPF) dirigé par Jacques Doriot qui venaient lancer des projectiles contre les vitres et à l’occasion agresser les fidèles. Au cours de promenades sur l’avenue de la Victoire (actuellement avenue Jean Médecin), je me souviens avoir contemplé avec une consternation d’enfant l’affiche jaune portant en caractères gras la mention Entreprise juive et le texte du décret imposant un administrateur aryen apposée sur la vitrine de certains magasins. Malgré tout, nous essayâmes de mener une vie normale. Mon père s’était chargé de notre éducation religieuse et me fit donner des leçons particulières de Talmud. Mon grand-père maternel Abraham Berger qui habitait avec nous, lui-même réfugié du nazisme ayant fui l’Autriche en 1938, décéda en 1941 et fut inhumé au cimetière de Caucade à Nice.

Après la Grande Rafle du Vél d’Hiv de juillet 1942, la situation des juifs en zone non-occupée devint de plus en plus dangereuse à la suite des rafles entreprises par la gendarmerie française. Ma soeur et moi avions passé les vacances d’été 1942 chez des amis de la famille qui avaient acheté une ferme dans un village du Lot-et-Garonne. A la fin de l’été, les gendarmes de l’endroit se présentèrent à la ferme et déclarèrent qu’ils avaient reçu l’ordre de les arrêter. Apparemment, ils n’exécutèrent pas cet ordre. Nos amis en furent quittes pour un avertissement et survécurent à la guerre.

Nous rejoignîmes la famille qui fut obligée de quitter son domicile et trouva à se cacher dans une chambre de bonne située dans la cave d’un immeuble qui se trouvait non loin de notre appartement. Nous y restâmes tous pendant plusieurs mois. Je me souviens qu'il fut question à ce moment d’avoir recours aux services de l'Oeuvre de Secours aux Enfants (OSE) dans l’espoir qu'un lieu sauf fût trouvé pour mon frère et moi. On parlait même de convois d’enfants envoyés en Amérique, et mon père envisagea cette possibilité afin de nous soustraire au danger dont l'imminence était très réelle. Mon frère et moi refusâmes de nous séparer de la famille. L'occupation de Nice par l''armée italienne qui accorda sa protection aux juifs calma nos frayeurs et nous pûmes regagner notre domicile (1).

Ce fut une trêve de courte durée. Par suite de la capitulation de l'armée italienne devant les Alliés en Italie, Nice fut occupée par les Allemands en septembre 1943. Des rafles massives furent entreprises par la gestapo contre les juifs dont le nombre avait considérablement augmenté à cause de la sympathie dont ils avaient bénéficié de la part des autorités italiennes.

Devant la menace de dénonciations de juifs à la gestapo qui se multipliaient quotidiennement, mes parents résolurent de se cacher à nouveau. Ils trouvèrent à s'héberger auprès d'une veuve âgée connue de la famille sous le nom de Cousine Rose. Celle-ci consentit à partager son logement exigu avec eux et ma sœur.

Grâce aux relations que mes parents entretenaient avec certains membres de la communauté, mon frère et moi fûmes recueillis par Madame Aymard. Elle s'intéressait beaucoup à la physionomie et possédait une collection de têtes d'ivoire qui représentaient divers types humains de race différente. Elle nous rendit bientôt conscients de notre apparence juive en soulignant que nous pourrions être facilement repérés. Un soir, elle nous effraya même en nous informant que la gestapo se trouvait dans l'immeuble à la recherche de juifs. Mais ce soir-là, la gestapo ne parut pas. Je me suis toujours demandé si ce petit épisode était pure fiction de sa part ou non. En tous cas, notre séjour chez elle ne dura pas plus de quelques jours. Malgré sa bonne volonté, elle estima sans doute la responsabilité trop lourde et dangereuse et nous déclara qu'elle ne pouvait continuer à nous garder. C'est à ce moment que nous fûmes pris en charge par ce qui fut connu par la suite comme le Réseau Marcel, du nom de guerre pris par Moussa Abadi aidé de la Doctoresse Odette Rosenstock qui avait pris celui de Mademoiselle Delatre, seuls instigateurs d'une organisation de sauvetage d'enfants juifs qu'ils avaient mis sur pied (2).

Ma sœur alors âgée de quatorze ans avait été membre de la section niçoise du Mouvement des Jeunesses Sionistes (MJS) pendant les années 1941-43. Elle était donc assez fréquemment en contact avec d’anciens camarades devenus membres de l’Organisation Juive de Combat qui opérait dans la clandestinité. C’est par leur intermédiaire qu’elle put aussi se mettre en rapport avec l’ organisation dirigée par  Moussa Abadi et la Doctoresse Odette Rosenstock  Je me souviens bien de ces deux personnes. M. Abadi travaillait de concert avec l’évêque de Nice, Mgr Paul Rémond qui se dépensait infatigablement en faveur du sauvetage d’enfants et sans doute d’adultes juifs. On disait que l’évêché était surveillé par la Gestapo. J’ai un vivant souvenir de Mgr. Rémond. Peu avant de nous quitter pour sa cachette en compagnie de mon père et de ma soeur, ma mère avait réussi à obtenir une audience auprès de lui afin de lui demander son aide.. J’accompagnai ma mère. Il nous reçut très chaleureusement à l’évêché situé à la villa Dupanloup et promit de faire l’impossible en notre faveur. Après la Libération, mon père, devenu rabbin de la communauté achkénaze de Nice, fit partie d’une délégation de notables de la communauté israélite de Nice qui présenta officiellement sa gratitude pour son dévouement exemplaire au cours de la clandestinité (3).

En septembre 1943, dans l’obligation de quitter Mme Aymard, mon frère et moi, âgés respectivement de 10 et 12 ans, fûmes dirigés par le Réseau Marcel dans une villa appelée Cottage Bellevue située dans le quartier de Cimiez à Nice. Cette maison était tenue par une dame du nom de Madame Lemas qui vivait avec un homme du nom de M. Paul Piguet. Officiellement, cette maison était une pouponnière. Le couple hébergeait en effet une fillette non-juive âgée de 4 ou 5 ans que les parents venaient voir de temps à autre. Nous découvrîmes bientôt que le couple cachait aussi deux familles juives que je connaissais les ayant vues à la synagogue dans les années précédentes. L’une se composait de M. et Mme Rosenbaum, de leur fille et de son fiancé, M. Marc Geschwind. L’autre était un couple âgé du nom de M. et Mme Byalistock. Un total de 6 personnes. Au bout de quelques semaines, les propriétaires aménagèrent un sous-sol pour les deux familles craignant une rafle possible. Je me souviens que M. Paul et M. Geschwind fabriquèrent un couvercle en ciment pour remplacer celui en bois qui recouvrait l’ouverture de la trappe menant au sous-sol. Ils expliquèrent que, de cette manière, les chaussures ou les bottes des agents de la Gestapo, s’ils devaient venir, frappant contre le ciment recouvert du tapis s’étendant sur le parterre de la chambre, n’éveilleraient aucun soupçon. Les familles juives couchèrent au sous-sol. Mon frère et moi les rejoignîmes même pendant quelque temps, tandis que la fillette dormait dans un pavillon séparé de la maison où se trouvaient plusieurs lits constituant la pouponnière. Mais les familles juives se fatiguèrent bientôt de passer la nuit au sous-sol et décidèrent de remonter dans leurs chambres. Nous retournâmes dormir dans la pouponnière.

Au Cottage Bellevue, nous fûmes traités avec une sévérité modérée surtout de la part de M. Paul. J’avais une vague idée du lieu où se cachaient mes parents sans en connaître l’adresse précise. Un matin, je quittai le cottage y laissant mon frère et partis pour le quartier du Port que je savais être le voisinage de l’appartement de Cousine Rose. Après m’être enquis auprès de quelques habitants, je trouvai la maison. A la fois effrayés de me voir commettre cette grave imprudence qui les mettait en danger mais tout de même heureux de ma visite imprévue, mes parents m’accueillirent en larmes. Avant de les quitter, ma mère me donna un sac de sandwiches à la confiture au raisin qu’elle avait préparée. Ces sandwiches m’étaient donc fort précieux. Rentré dans la soirée au Cottage Bellevue, je les cachai dans un placard du pavillon où nous couchions afin de les faire durer. M. Paul les découvrit le lendemain. Il m’en demanda la provenance. Afin de me soustraire à ses colères, je lui dis que j’ignorais l’existence même de ces sandwiches. Il les fit disparaître sans façon.

Environ deux semaines après cet événement, dans le courant du mois d’octobre 1943, nous fûmes réveillés en sursaut au milieu de la nuit par Mme Lemas qui arriva dans le pavillon. Elle nous informa que les agents de la Gestapo étaient arrivés sur les lieux afin de ramasser les deux familles qu’elle cachait (Mon frère se rappelle que M. Geshwind était parti peu avant ne se sentant plus en sûreté au cottage). Mme Lemas nous recommanda de feindre d’être profondément endormis. Nous fûmes très effrayés. Quelques instants plus tard, les agents de la Gestapo faisaient irruption dans le pavillon. Je les entrevis à travers mes paupières mi-closes. Mme Lemas les accompagnait prenant dans les bras la fillette en larmes qui s’était réveillée. Mme Lemas dit alors à la Gestapo que nous ainsi que la fillette étions ses enfants et qu’ils ne pouvaient pas nous toucher. Les agents nous braquèrent leurs lampes de poche dans le visage et ouvrirent une porte du pavillon qui donnait sur la route afin de s’assurer que personne ne s’évadait. Ils quittèrent le pavillon sans procéder à d’autres vérifications qui auraient pu s’avérer désastreuses pour deux garçonnets juifs. Nous étions sauvés. Un miracle venait de se produire !

Quand je me réveillai le lendemain, les familles juives avaient été emmenées, à l’exception de la vieille Madame Bialystock qui fut jugée intransportable. Ma soeur qui s’inquiétait beaucoup de notre sort s’était entremise à plusieurs reprises pour nous auprès de Mgr Rémond malgré le danger imminent que représentait pour elle une telle intervention, ce dont l’avait avertie Mgr. Rémond lui-même. Elle nous rendait visite de temps à autre et vint nous voir par hasard le même jour. Je la mis au courant de la situation. Elle alerta aussitôt les représentants du Réseau Marcel. On vint nous chercher et nous quittâmes le Cottage Bellevue. J’ai appris plus tard que les agents de la Gestapo étaient revenus peu après afin d’emporter les effets des personnes arrêtées comme ils le faisaient d’habitude. Après la Libération, Mme Bialystock qui survécut accusa Mme Lemas elle-même d’avoir dénoncé les familles qu’elle cachait. Une enquête fut ouverte contre elle. On me demanda de témoigner devant un juge d’instruction et on fit passer devant moi une file d’agents de la Gestapo arrêtés. Je n’en reconnus aucun. Je racontai les événements tels que je les avais vécus et comme je les rapporte ici. J’ai toujours ignoré l’issue de cette affaire de même que je n’ai jamais su si les allégations de Mme Bialystock étaient fondées ou non.

Nous fûmes transférés au collège Sasserno, un collège catholique de Nice qui, par coïncidence, se trouvait à quelques minutes de notre appartement déserté. Je me sentis le coeur serré de ne pouvoir y retourner mais demeurai très conscient de la réalité. J’ai un bon souvenir de nos arrivées et départs ainsi que des accompagnatrices du Réseau Marcel  qui risquaient leur vie à tout moment et dont le dévouement paraissait exceptionnel même à ma mentalité d’enfant. Au collège Sasserno, nous avions le statut de pensionnaires et nous fûmes accueillis avec beaucoup de sympathie de la part des Pères. Au bout de trois semaines, le Supérieur nous informa que nous allions changer d’endroit et qu’on viendrait nous chercher prochainement.

Nous fûmes emmenés à Cabris, près de Grasse, à La Messuguière, la  maison de Madame Andrée-Pierre Viénot et de sa mère, Madame Aline Mayrisch, née de Saint-Hubert, (qui jusqu’à ce jour sert de lieu de vacances pour des écrivains et artistes). Elle était l’épouse de M. Pierre Viénot, ancien député des Ardennes, ancien ministre dans le gouvernement de la troisième République et qui, en 1943, à Londres,  fut nommé par le Général De Gaulle ambassadeur du Comité Français de Libération Nationale auprès du gouvernement britannique. Mme Viénot nous montra une affection quasi-maternelle. De toute évidence, elle était l’un des membres les plus éminents de la Résistance puisque, à la Libération, elle fut nommée député à l’Assemblée Consultative et sous-secrétaire d’état à l’Education Nationale dans le gouvernement de la quatrième République. Elle devint ensuite maire de Rocroi (4).

Après être restés à Cabris pendant une semaine environ, Mme Viénot nous informa que nous allions être placés dans une pension d’enfants à Villard-de-Lans dans l’Isère. Peu après, le directeur de la pension, Monsieur Saint-Luc, homme d’une allure aristocratique, vint nous prendre en personne. Apparemment, c’était un ami de Mme Viénot. Nous fîmes le voyage pendant la nuit en autocar qui nous amena à Grenoble, et le lendemain nous prîmes un autobus à destination de Villard-de-Lans, un magnifique village entouré de montagnes où il y avait de nombreuses pensions pour enfants de bonne famille. C’était aussi une station de sports d’hiver qui l’est restée jusqu’à ce jour. Nous étions arrivés à la pension Bon Accueil et pourvus d’une nouvelle identité aux noms de Joseph et Léon BAROUX.

Nous nous adaptâmes assez vite à la vie de la pension Bon Accueil où notre séjour fut très agréable. Nous y avions bonne chère et bon gîte, ce qui me paraît assez inconcevable aujourd’hui car le reste de la France était alors en proie aux privations les plus sévères. M. et Mme Saint-Luc firent de leur mieux pour atténuer les différences assez évidentes qui existaient entre nous et les autres pensionnaires, tous enfants de familles françaises aisées. (Il y avait un autre garçon juif du nom de Lucien Velin). Les Saint-Luc avaient accueilli aussi trois surveillantes juives. Nous n’étions pas aussi bien vêtus que les autres, nous ne fréquentions pas les écoles privées comme les autres. Surtout nous ne recevions pas de courrier comme les autres, ce qui m’attristait beaucoup. Nous fréquentions l’école communale qui préparait les élèves au Certificat d’Etudes Primaires (CEP) alors que je comptais entrer en sixième l’année suivante. Je ne prenais donc guère mes études au sérieux. Le directeur de l’école communale, M. Rey, était un homme charmant qu’on avait mis au courant de notre situation. Il nous traita avec beaucoup d’égards. Un jour, il nous renvoya de l’école soupçonnant une inspection qui pouvait s’avérer dangereuse. Le 6 juin, jour du débarquement allié en Normandie, il nous accueillit avec joie et nous encouragea en nous disant que la guerre allait bientôt finir. A la pension, nous passions pour protestants, et nous n’eûmes à nous plier à aucune contrainte religieuse. Nous avions apporté parmi nos effets nos livres de prières juives. Madame Saint-Luc nous les enleva mais nous permit plusieurs fois de venir prier dans son salon.

Mme Viénot nous avait écrit deux ou trois fois, puis cessa toute correspondance sans même répondre à mes lettres. Je décidai alors d’enfreindre l’un des règlements les plus rigoureux imposés à juste titre par le Réseau Marcel qui défendait aux enfants de correspondre avec leurs parents et vice-versa. Avant de nous séparer, mes parents m’avaient dit que si je voulais entrer en contact avec eux, je pourrais écrire à une voisine (Madame Tosti) qui habitait notre immeuble adressant mes lettres à ma chère tante. J’exécutai ce projet et, peu après, je fus enchanté de recevoir une lettre où je reconnus l’écriture de mon père. Dès lors, je restai en correspondance avec mes parents en suivant la même filière. Au péril de sa vie, ma soeur revenait périodiquement dans l’immeuble afin de recueillir nos lettres chez Mme Tosti. J’ai appris par la suite que mes parents et ma soeur furent sévèrement réprimandés par l’organisation de sauvetage de poursuivre cette correspondance.

A la pension Bon Accueil, la vie continuait paisiblement. Toutefois, je restai tourmenté du sort de mes parents. Cousine Rose ne voulait plus les garder. Ils décidèrent d’emménager avec une autre famille juive, celle du rabbin Wolf Brum, sa femme et leur petit garçon, dans une villa située dans le quartier de Saint-Laurent du Var considéré à l’époque comme la banlieue de Nice. Ma soeur m’a raconté que, en chemin vers leur nouvelle demeure, elle accompagna mon père qui avait enlevé sa barbe afin de célébrer la circoncision de Gérard Tugendhaft, le dernier né des enfants d’une  famille de qui mes parents étaient très proches. C’était une initiative extrêmement dangereuse de la part de mon père du fait que les Citroën noires de la Gestapo étaient constamment en maraude dans les rues de Nice à l’affût de juifs à ramasser.

Aucune des deux familles ne se sentait en sûreté. Le rabbin Brum et sa famille décidèrent de quitter Nice pour le Sud-Ouest de la France. Mes parents apprirent qu’ils finirent par être arrêtés et fusillés sur le champ. Ils continuèrent à rester inquiets et me firent part de leur projet de quitter Nice à destination de Lyon, ce qui me paraissait d’ une grave imprudence. Quand je reçus d’eux une nouvelle lettre, je m’attendais à les voir arrivés à Lyon. Ils avaient cependant changé d’idée et s’étaient résolus de rester à Nice.

J’avais mes propres soucis enfantins, notamment celui de ne pouvoir célébrer ma Bar-Mitzva qui devait avoir lieu en décembre surtout que je ne disposais d’aucun moyen de m’y préparer. Au cours des promenades que nous faisions avec les enfants de la pension, nous croisions souvent les maquisards du Vercors. Je me sentais encouragé par leur présence et nous entendions souvent leurs échanges de tirs avec l’armée allemande. Un jour d’août 1944, au cours d’une promenade, nous vîmes apparaître sur la place du village une Jeep conduite par des soldats qui agitaient un drapeau américain. La région venait d’être libérée. Au cours de l’été, je suivis un cours de rattrapage dans une institution privée qui me prépara à l’examen d’entrée en sixième connu alors comme le Diplôme d’études primaires préparatoires (DEPP). Je n’ai jamais su qui avait financé ce projet pour moi. Je me présentai à l’examen à Grenoble en septembre et utilisai pour la première fois depuis la fin de la clandestinité mon vrai nom de famille. Je fus admis.

Dès la fin du mois de septembre, la pension se vida. Les enfants retournèrent dans leurs familles. On n’avait reçu aucune instruction à notre sujet. On nous dit que nous retournerions chez nos parents à la première occasion. Ceux-ci étaient revenus dans le même immeuble mais avaient emménagé dans un nouvel appartement beaucoup moins confortable que le précédent qui avait été occupé par d’autres locataires à cause de leur absence prolongée. Les moyens de transport ne fonctionnaient pas régulièrement dû aux nombreux actes de sabotage qui avaient précédé la Libération. J’étais assez déprimé et impatient de retourner. Me promenant un matin dans le village, je rencontrai un jeune homme dont j’avais fait la connaissance précédemment et lui demandai si, par hasard, il connaissait un moyen de gagner Nice. Providentiellement, il me répondit qu’il avait connaissance en effet d’un camion conduit par un M. Heurtain qui partait pour Nice le lendemain. Je retournai en hâte à la pension, le dis à Mme Saint-Luc qui se mit aussitôt en rapport avec M. Heurtain. Le renseignement était exact. Il acceptait de nous emmener. Le voyage par la route Napoléon dura environ deux jours. En route, nous eûmes une crevaison. Nous fûmes obligés de descendre et d’attendre que le pneu fût réparé. L’un des voyageurs, un homme âgé appelé M. Van Cleff, qui lui aussi avait passé la clandestinité à Villard-de-Lans et que je connaissais de vue, fit alors la remarque suivante: Si seulement Hitler pouvait crever comme ça! Arrivé à Nice, le camion nous déposa non loin de notre domicile. Nous nous élançâmes aussitôt et quelques minutes plus tard nous embrassions nos parents qui peu avant en étaient encore à se demander par quel moyen nous allions enfin être réunis (5).

Au cours des mois de clandestinité vécus dans la villa de Saint-Laurent-du-Var, mon père n’en sortit jamais sauf pour aller dans le jardin une fois par mois pendant la nuit afin de réciter la Prière de la Lune (prononcée chaque mois entre le troisième et le quinzième jour du mois après la nouvelle lune lorsque celle-ci est visible). Ma mère et ma soeur maintenaient le foyer et pensaient n’éveiller aucun soupçon. Ma famille était pourvue de faux papiers d’identité que lui avaient procuré les membres niçois de l>Organisation Juive de Combat (OJC). A la Libération, le propriétaire, un monsieur Paseti, vint prendre le loyer du dernier mois. Il révéla à mes parents qu’il avait toujours su qu’un homme était caché dans la maison. Il ajouta qu’il avait même reçu un jour la visite des Allemands qui lui avaient proposé de dispenser son fils du Service de Travail Obligatoire (STO) s’ils pouvaient leur indiquer des endroits où se cachaient des Juifs mais qu’il avait refusé leur offre et décidé de ne pas parler.

Je me mis aussitôt à préparer ma Bar-Mitzva sans ne rien omettre de ce que je me proposai de lire même avant d’entrer dans la clandestinité. Ce fut la première à être célébrée à la synagogue achkénaze du Boulevard Dubouchage et ce fut une occasion mémorable pour les juifs de Nice qui avaient survécu. Je rentrai en sixième au Lycée Masséna.

Après la Libération, Moussa Abadi devint le directeur d’un dispensaire créé par l’OSE à Nice. Nous utilisâmes ses services et participions souvent aux festivités qu’elle organisait pour les enfants. Pour les vacances d’été 1945, elle nous envoya dans une colonie de vacances arrangée dans un ancien asile de vieillards, l’hospice Thomassin à Saint-Hilaire, un village dans l’Indre. J’ai gardé un agréable souvenir de ces vacances car je sentis que cette fois je quittai mes parents en d’heureuses circonstances.

Nous fûmes naturalisés français. En 1950, je passai le Baccalauréat, 2ème partie. En 1952, ma famille émigra aux Etats-Unis. Je poursuivis des études rabbiniques et parallèlement des études de littérature française.

En rétrospective, je me suis toujours estimé heureux d’avoir vécu les événements de cette période dans les circonstances décrites ci-dessus, surtout par comparaison avec les enfants qui endurèrent de pires souffrances, ceux qui ne retrouvèrent pas leurs parents, ceux qui furent eux-mêmes déportés, ceux qui le furent et ne revinrent jamais.


(1) Je remercie le professeur Simon Schwarzfuchs de l’Université Bar-Ilan en Israël de m’avoir signalé l’existence d’un document rédigé en hébreu et en italien où les chefs de la communauté et les rabbins de Nice expriment leur gratitude à M. Alberto Calisse, consul d’Italie à Nice à l’époque, pour avoir protégé les juifs de la région. Ce document porte les signatures de ces personnes parmi lesquelles figure celle de mon père. Je remercie également Me Serge Klarsfeld, auteur du Mémorial de la déportation des juifs de France, de m’avoir communiqué une copie de l’original. Voir aussi sur ce sujet l’ouvrage de Daniel Karpi, Beyn Chévet Lechesed, Jérusalem, Editions du Centre Zalman Chazar, 1993, pp. 184, note 1, 185. (reprendre la lecture)

(2) Voir le bel ouvrage d’Andrée-Poch Karsenti, Les 527 Enfants d’Odette et de Moussa: Histoire du Réseau Marcel, Paris, Le Publieur, 2006 qui fournit de précieux renseignements sur la création et les activités du Réseau Marcel et sur les biographies d’Odette Rosenstock et de Moussa Abadi. (reprendre la lecture)

(3) Sur les activités de Moussa Abadi et de Mgr. Rémond en faveur des enfants juifs de la région de Nice cachés au cours de cette période, voir l’ouvrage de Ralph  Schor, Un évêque dans le siècle: Monseigneur Paul Rémond (1873-1963), Nice, Editions  Serre, 1984, pp. 117-121. Voir aussi le roman de Joseph Joffo, Un sac de billes. (reprendre la lecture)

(4) Je remercie M. Dominique Dubost, Directeur Général des Services de la Mairie de Charleville Méxières, de m’avoir envoyé la biographie d’Andrée-Pierre Viénot et de M. Gérald Dardart, professeur à l’Université Paris-IV Sorbonne et historien des Ardennes, de m’avoir fourni des renseignements biographiques détaillés au sujet de Pierre et Andrée Viénot. Le nom de Pierre Viénot paraît aussi dans les premières pages des Mémoires du Général De Gaulle. (reprendre la lecture)

(5) Le professeur Schwarzfuchs a également retrouvé dans la archives du Centre de Documentation Juive Contemporaine les fiches de Regroupement Familial concernant mon frère et moi où mon père certifie nous avoir repris. (reprendre la lecture)

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